Chiharu Shiota : La femme araignée.
Chiharu Shiota : La femme araignée.
Née à Osaka en 1972 Chiharu Shiota est une artiste singulière et qui s’est installée à Berlin. Classée par beaucoup parmi les 10 artistes les plus influents au Japon (et les 1000 au niveau mondial), elle inonde depuis 30 ans les principaux musées et les principales fondations d'Europe, d'Asie et d'Australie de ses installations démesurées, majestueuses et complexes, qui explorent les relations complexes entre le corps et l'esprit. Elle tente de cartographier et réveiller les sensations insaisissables de l'émotion et de la mémoire en tissant des objets tangibles - vêtements, instruments de musique, meubles, lettres et même un piano incinéré - et des corps, dans de vastes toiles emmêlées, créées avec des centaines de mètres de fil aérien, faisant penser à un piège tendu par une araignée. Elle emprisonne ainsi ces objets, créant des univers venus d’ailleurs, qui poussent la méditation hors du temps, une introspection sur le passé, un plongeon dans le futur.
Shiota a étudié au Japon, en Australie et en Allemagne. Jeune, elle avait déjà la bougeotte. Mieux connue sous le nom “d'araignée humaine”, elle étire les fils à travers l'espace, les lieux désaffectés, les vêtements et les objets, interrogeant le sens profond de la vie. Elle use de différents langages, parmi lesquels la sculpture, la vidéo et la photographie. Sa première exposition personnelle à la Kenji Taki Gallery de Tokyo remonte à 2001, mais on retrouve souvent ses projets pharaoniques d’installations dans des institutions ou des lieux publics, avec beaucoup d’espace. Par exemple en 2017, elle a réalisé une installation faite de fil blanc intitulée "Where are we going?" au Bon Marché de Paris. C’était d’ailleurs la première fois qu’elle utilisait du fil blanc. Son fil rouge, c’est le fil rouge. « Mon installation est [...] portée sur ce monde qui va vite, hyper-connecté qui ne connecte pourtant pas les êtres». Elle traite de cette désillusion contemporaine des liens virtuels, qui nous ramènent, au fond, à une extrême solitude. Cet enchevêtrement de liens, qui tombaient presque du ciel, comme une brume épaisse ou un sacré sac de nœuds, représente ce mal de notre temps et cette question existentielle: « Pourquoi vivons-nous ? Quel est le but de notre existence? »
Shiota a d’ailleurs un rapport à la création qui peut être résumé en ses propres termes: « Nous avons des voisins, de la famille, mais nous ne pouvons pas accéder à ce qu'ils sont réellement, alors je crée pour accéder à l'autre. Toucher le coeur d'une autre personne dans notre quotidien opaque» . Si l’art de Shiota touche les cœurs et éclaire les yeux des aficionados ébahis depuis un moment, sa renommée a pris une nouvelle dimension après sa participation, en 2015, à la Biennale de Venise à l'intérieur du Pavillon japonais. Depuis lors, l'intérêt pour son travail s'est considérablement accru à l’internationale, elle a pu multiplier les expositions solo. Elle y avait créé une faramineuse installation, intitulée "La clé dans la main", composée de 50 000 clés (des Balkans et d’Europe de l’Est) entrelacées dans un réseau complexe et tridimensionnel de fils rouges, au cœur duquel deux énormes bateaux en bois se retrouvent piégés. Des milliers de personnes l’ont aidée dans cette entreprise. Une clé était attachée à l'extrémité de chaque fil. "Chaque clé évoque des souvenirs intimes, c'est un objet familier, qui protège les gens et nos vies", explique l'artiste. L’interprétation est limpide.
Une autre installation assez célèbre, "Dormir, c’est mourir”, est tout aussi simplement commentée par l’artiste: "Les lits sont des endroits où presque tout le monde naît et meurt". Dans "Beyond the Continent", ses fils rouges caractéristiques prennent possession de l'espace, reliés à des centaines de chaussures. Chiharu Shiota le confesse volontiers, elle se plait à recueillir des souvenirs, qui paraissent pour certains absurdes, tout type d'objet ayant vécu et encapsulé une histoire.
Pendant plusieurs années, Shiota a arpenté des bâtiments abandonnés à Berlin, après la chute du mur, récupérant des objets sans apparente valeur, comme des graals, sous prétexte qu’ils enfermaient une histoire, des pensées. Par exemple, de vieux cadres de fenêtres en bois, s’imaginant la vie et les pensées de qui s’y adossait et y voyait son image refléter. De même avec les portes. Elle en fit des installations. «Les objets anciens ont toujours une histoire derrière eux. Je commence à penser à qui aurait pu l'utiliser auparavant, et mon imagination est libre», dit-elle.
Ses installations éminemment poétiques, doublées d’expérimentations physiques et d’une aventure dans l'inconscient, sont intimement liées aux espaces dans lesquels elles s’intègrent. Elles sont souvent participatives pour cela car elles réussissent à chaque coup à réveiller le pouvoir de la mémoire. Parfois, on s’aventure plus loin, entre rêve et sommeil, souvenir et oubli, passé et présent.
Mais alors, qu’est-ce qui l’inspire, si ce n’est la mémoire? Elle dit avoir été assez influencée par Louise Bourgeois, Eva Hesse, Janine Antoni et Ana Mendieta, à ses débuts. Mais surtout, elle se sent éternellement liée à la tradition japonaise «Quand je vivais au Japon, je n'ai jamais pensé à ma propre nationalité. Mais depuis que j'ai déménagé en Allemagne, je suis plus consciente de mon héritage japonais. Être originaire du Japon et vivre en Allemagne a conduit à cette sensation «entre les deux» qui est restée depuis mon départ». Enfin, elle confesse avoir beaucoup appris en travaillant avec Marina Abramovic, qui lui a enseigné - dit-elle - une forme de concentration méditative, qui permet de créer avec des gestes simples, tout en donnant un résultat plein de sens.
Ses dessins et sculptures, hors installations, sont exposés dans de nombreuses collections japonaises, mais aussi dans plusieurs collections privées ou institutionnelles européennes. On y retrouve souvent le même “fil rouge” même si on s’y perd volontiers. À découvrir.