« Beat » Takeshi Kitano : Battre le pavé, battre les cartes, battre le destin.
« Beat » Takeshi Kitano : battre le pavé, battre les cartes, battre le destin.
Superstar idiosyncratique au Japon, il serait réducteur de ne donner l’appellation que de talentueux réalisateur et scénariste à « Beat » Takeshi Kitano. Il exerce en effet ses talents d’artiste dans d’innombrables domaines. Dans le monde occidental, on le réduit souvent à la réalisation des films cultes et violents « Aniki mon frère », « Zatoichi », « Battle Royale » ou encore « Hana-Bi ». Au Japon, on le connait surtout pour ses émissions humoristiques assez perchées, dont la plus célèbre « Takeshi’s Castle », adapté sur W9 en France (sous le nom de Menu W9), où les participants enchaînaient les défis et les obstacles farfelus, avant d’arriver à un duel contre Takeshi lui-même. Mais « Beat » Takeshi est aussi acteur, chanteur, écrit des romans et de la poésie, ainsi que des colonnes dans les journaux, peint, pense des jeux vidéo, manage une équipe de baseball (amateur) dans laquelle il a aussi joué...
Revenons un peu sur son parcours haut en couleurs. L'histoire de son succès est presque digne d’un conte pour enfants, tant il a ramé pour construire ce destin exceptionnel et s’offrir toutes ces casquettes, faisant de lui un incontournable dans le paysage audiovisuel japonais et plus encore.
Takeshi Kitano est né en 1947 et a grandi à Senju, un quartier difficile et pauvre de Tokyo. Sa jeunesse, comme un prélude à sa vie, fut pleine de contradictions. Sa famille fut la première famille du quartier à posséder un téléviseur, mais la vie du foyer était loin d'être rose. Son père, ouvrier dans le bâtiment, était alcoolique; son rapport avec lui se limitait à des coups. Le petit Takeshi montrait un certain talent dans l’art et les maths. Sa mère a travaillé durement pour lui payer payer des études d’ingénierie à l'université de Meiji, pour poursuivre son rêve de gosse de faire carrière dans l’automobile. Il ne terminera jamais son cours d'ingénierie et tentera quelques années après, sans diplôme, d’intégrer l'usine Honda locale, comme c'était son ambition, sans succès. Il était dans une forme de révolte sociale, un peu comparable au mouvement hippie, bien que celui-ci n’ait pas vraiment décollé au Japon. Il a commencé à s’intéresser à l’existentialisme et à l’art français, à Sartre ou à Camus, à se passionner de Jazz.... Mais surtout, il a commencé à développer une addiction au jeu et accumulé l'équivalent de 20000 € de dettes. Il a même fini par dormir dans les rues de Tokyo pendant près d’un an. Il a réussi à sortir de la rue en trouvant du travail comme concierge et serveur. Mais, désireux d’apprendre le métier d’acteur et certain de pouvoir en faire sa vie, il a fini par trouver un poste de préposé aux ascenseurs dans un club de strip-tease, le seul endroit où quelqu’un, en échange d’un an de bons et loyaux services comme groom, a bien voulu lui enseigner les ficelles du métier. Ce mentor, c’est Fukami Senzaburo, le seul à faire un spectacle de stand up dans le strip club. Takeshi avouera plus tard regretter de ne pas avoir repris contact avec lui pour le remercier de l’avoir sorti de sa vie d’avant. Toujours est-il qu’il va apprendre les rudiments du métier et petit à petit se lancer dans le Manzaï, une forme de théâtre comique qui repose sur les quiproquos et jeux de mots entre deux personnages. Le premier (tsukkomi) est posé et réfléchi, le second (boke) est plus brute de décoffrage. Un peu le pendant du mime et du clown. Il va ainsi former un duo et abandonner sans crier gare son mentor (l’honneur en jeu l’a probablement poussé à ne jamais reprendre contact avec lui): “The Two Beats” avec Niro Kaneko. Le surnom Beat Takeshi lui colle à la peau depuis. Il va commencer à enchaîner les passages à la télévision japonaise, lentement mais sûrement. Jamais satisfait du résultat et persuadé que son acolyte ne le tirait pas vers le haut, il dissout le duo et décide de poursuivre en solo à la fin des années 70. Il a été casté dans une émission de télévision de Sentai 2, « Super Superman ». Certains de ses travaux télévisés ultérieurs furent un peu plus sombres, y compris le rôle d'un tueur en série notoire ou d’un guru.
Le premier aperçu que l’Occident eut de Kitano arriva plus tard avec “Joyeux Noël, M. Lawrence” (1983), où il joue un garde de prisonniers de guerre sadique, donnant la réplique à David Bowie et Tom Conti. Sa présence y est assez silencieuse, différente de son travail ultérieur, il n'a pas cette espèce d’émotion plate qu’on lui a connue par la suite. En 1989, il a été choisi pour jouer le rôle principal dans “Violent Cop”, dirigé par Kinji Fukasaku, bien connu au Japon pour ses thrillers sur les Yakuza baignant dans les années 60 et plus tard pour sa direction du film “Battle Royale”. Il est aussi appelé à prendre le rôle de réalisateur sur le film, car Fukasaku se sentait malade. Le film est à l’opposé de ce qu’il avait l’habitude de faire, et n’ayant jamais appris les techniques de réalisation, il est loin des codes et laisse parler son instinct et ses ressentiments. Il en découle un film d’une grande violence, un choc des images, peu enclin aux dialogues, avec des plans-séquences lents et calmes qui deviendront sa marque de fabrique. Considérant qu'il s'agissait du premier véritable film de Kitano, « Violent Cop » est un travail solide, empreint de cette espèce de « cool » et minimalisme à la Takeshi. Azuma, joué par Kitano, tente de sauver un collègue corrompu et de terrasser un cercle de trafic de drogue yakuza. L'histoire est un peu clichée, mais l'ambiance et le style élèvent le film bien au-dessus du lot. Il a été comparé à « Dirty Harry », mais la différence ici est qu'Azuma n'est pas un personnage facile à canaliser. Lorsque Harry Callaghan (Clint Eastwood) enfreint le cadre la loi, cela semble normal car justifié par les évènements. Azuma est souvent dans une violence soudaine et sanglante, rendant les images beaucoup plus inconfortables, et ce d’autant plus qu’il a une forme de détachement et de manque total d'émotion. Le public japonais est resté perplexe face au film. Takeshi s'est glissé dans un cinéma lors d'une projection et a été surpris de découvrir que les gens riaient dès qu’il apparaissait à l'écran, trop habitués à ses frasques burlesques. « Après cela, j'ai décidé de m'en tenir aux personnages sombres dans les films », a-t-il déclaré à propos de cet épisode qui l’a beaucoup ennuyé. « Il m'a fallu 10 ans à jouer des tueurs en série et des violeurs pour être perçu comme un acteur sérieux par le public japonais ».
Malgré cela, sa carrière de réalisateur décolle avec ce premier film. Il n’hésitera pas à s’essayer à plusieurs registres, tant dans le genre policier que dans le drame ou la comédie. Il réalise aussi un triptyque autobiographique burlesque traitant de sa vie: Le premier opus, « Glory to the Filmmaker! », traite de sa facette de metteur en scène ; le second, « Achille et la Tortue », de sa vie de peintre ; le dernier se penche sur son talent incontournable pour l’animation à la télévision, qui l’a élevé au rang de star et prendra le nom de « Takeshis’ ».
En 1994, Kitano a eu un grave accident qui a failli lui coûter la vie, au volant d'un scooter qu'il avait acheté le même jour. Coïncidence sombre et ironique, son film de 1993, « Boiling Point », met en scène un personnage mineur refusant un casque qui lui est offert lors de l'achat d'un scooter, puis chute immédiatement de façon comique. Kitano subit alors une lourde opération, qui lui a laissé une paralysie faciale et des tics nerveux, ainsi qu’une démarche boiteuse à vie. Un an plus tard il revient à la télévision, arborant un cache-œil. Plutôt que d'essayer de cacher ses handicaps, Beat Takeshi a incorporé ces traits à son travail - sa démarche distinctive et ses tics faciaux étaient les choses les plus expressives de son personnage dans Hana-bi, et son personnage dans Battle Royale boitait beaucoup après avoir été poignardé par un élève. C’est même cet évènement qui l’a amené, comme une échappatoire, à se plonger réellement dans la peinture. Le public découvre d’ailleurs quelques-unes de ses toiles pour la première fois dans Hana-bi (d’autres s’inviteront dans ses films ultérieurs). Ce film est généralement considéré comme le chef-d'œuvre de Kitano, mélangeant son calme désormais caractéristique et sa violence extrême avec une histoire d'amour touchante, des éléments d'un road movie et un drame policier. Il lui a valu son premier grand prix international, Le Lion d'or au Festival de Venise. Le titre du film pourrait se traduire par « feux d’artifice » (littéralement, « fleurs de feu ») et reflète la folle aventure de deux ex-détectives un peu paumés. Nishi, joué par Kitano, vole une banque pour rembourser ses dettes et emmener sa femme mourante en vacances. Horibe, cloué dans un fauteuil roulant, emprunte la voie de la peinture, après le départ de sa femme. Si la trame tourne autour de policiers et de yakuza, c’est loin d'être une simple œuvre de genre. Contrairement, par exemple, à la violence caractéristique mise en scène dans les films de John Woo (« Face Off », « Mission Impossible 2 »), les actes violents et tant que tels ne sont pas représentés, mais laissés à l’imagination du spectateur. De même, Nishi n'est pas un héros de film d’action classique, mais juste un homme en pleine introspection, qui réagit violemment lorsqu'il est poussé dans ses retranchements. Pour ceux qui ne connaitraient pas le travail de maître Kitano, nous recommandons vivement « Hana-bi » comme introduction, pas aussi loufoque que « Boiling Point », moins sombrement et constamment violent que « Violent Cop » et certainement plus mesuré que « Sonatine ». Ce dernier film, répertorié par Quentin Tarantino lui-même comme l’un de ses films préférés de tous les temps, a donné l’envie à cet autre maître du cinéma d’aider Kitano à diffuser son travail dans les salles obscures occidentales. Sa société Rolling Thunder distribue les films de Kitano. Son travail va petit à petit se propager à un public de plus en plus large.
« Aniki, mon frère » est le premier film destiné directement à l’occident, en langue anglaise. Yamamoto est un yakusa de la vieille école, capable des actes les plus sanglants, mais toujours guidé par le sens de l’honneur et de la loyauté. Le chef de son clan est abattu par les rivaux qui doivent donc absorber le sien. Yamamoto n’accepte pas la reddition et s’exfiltre vers les États-Unis avec pour seul bagage un sac de sport rempli de dollars, sans connaître un mot d’anglais et y retrouve son demi-frère Ken, qui fait partie d’une bande de petits trafiquants de drogue cosmopolite. Yamamoto en recontre d’ailleurs un qui tente de le dévaliser, avant même de retrouver son demi-frère. Malgré tout, il ne peut s’empêcher d’éprouver pour lui de la sympathie, un sentiment auquel ce dernier répond par une admiration croissante. Il se fera alors appeler « Aniki » (marque de respect signifiant « grand frère ») et va entreprendre de faire de Ken et ses amis de véritables yakusas, pour monter un clan. Un film à voir. Dans les plus récents, la série de films « Outrage » aussi, pour ne pas citer le cultissime Battle Royale (sur lequel il a aidé le réalisateur par un coup du sort, comme vu précédemment), mettant en scène un « drôle de jeu ». Une classe de terminale, tirée au sort, est envoyée chaque année pour un voyage scolaire dans une île, sur laquelle les élèves doivent s'entretuer. Au terme de trois jours, il ne doit rester qu'un survivant sinon les colliers, dont sont munis tous les joueurs, explosent.
Mais, revenons aux autres casquettes de Kitano. « Takeshi's Castle » est un jeu télévisé totalement absurde, dans lequel les joueurs doivent prendre d'assaut un bastion à travers une série de défis bizarroïdes - se balancer d’un stand à l’autre à l'aide de cordes, couper les portes, courir sur des rondins, etc, afin de vaincre le seigneur du château - Takeshi Kitano lui-même. C’est un succès énorme au Japon, qui projette aussi des images d'émissions étranges du monde entier et s’est exporté. Nintendo, flairant la bonne affaire, propose à Kitano de réaliser un jeu vidéo intitulé « Le Défi de Takeshi », sorti exclusivement au Japon en 1986. Encore une fois, on nage dans l’absurde. Le jeu est pratiquement impossible à finir. Les défis vont du karaoké à réaliser à la perfection, au fait de ne pas toucher la manette pendant une heure entière.
Quant à l’art, ses peintures ou autres œuvres s’invitent dans ses films et dans les galeries. Il a notamment fait l’objet d’une exposition à la fondation Cartier en 2010, avec « Beat Takeshi Kitano, Gosse de peintre ». Son univers est très personnel, étrange et attachant. Les réminiscences de l’enchantement de l’enfance y sont centrales et les enfants se plaisent à voir ses expositions de manière générale. Croquis d’objets inventés, plans d’installations, peintures, Kitano dévoile avec la finesse et l’humour qui le caractérisent, noir, loufoque et impertinent, l’envers du décor de son esprit. Mais il est aussi écrivain à ses heures perdues : « La Vie en Gris et Rose » retrace son enfance difficile, de manière parfois humouristique et toujours familière. «Asakusa Kid » traite de ses débuts difficiles sur la scène dans la fameuse boite de strip-tease, où il a commencé comme garçon d’ascenseur à Asakusa, avant d’occuper le public entre deux « actes ». « Naissance d’un Gourou », son premier roman non-autobiographique, trace le destin d’un homme paumé, qui rejoint une secte religieuse après avoir perdu son job et sa petite amie. « Kitano par Kitano » donne de plus amples détails sur son parcours dans le septième art, pour ceux qui voudraient creuser. D’ailleurs « Rencontres du Septième Art » est aussi digne d’intérêt, avec des entretiens entre Kitano et des réalisateurs célèbres tels que Akira Kurosawa, Shohei Imamura…
Kitano reste un éternel mélancolique, avec une énergie incroyable, aussi sombre que drôle, tout en contradictions.
Comme il le dit si bien :
« Dans ce monde bizarre dans lequel nous vivons, j'ignore si je suis en enfer ou au paradis. »
« Je voudrais préserver indéfiniment ma sensibilité d’enfant. Aussi mature, aussi riche que je devienne, je veux rester intègre, fidèle à moi-même, à ma vérité. »
Violent Cop (1989)
Sonatine (1993)
L'été de Kikujiro (1999)
Battle Royale (2000)
Aniki, Mon Frère (2000)
Outrage (2010)